Droits des femmes et constitution européenne
par Corinne Lepage
Un certain nombre de féministes craignent –à tort – que la constitution européenne constitue une régression ou une menace de régression pour les droits des femmes. Droit au divorce, droit à l’avortement et loi sur la laïcité pourraient être remises en cause par le texte sans qu’aucune avancée ne puisse être revendiquée. Une telle analyse ne paraît pas exacte
Les avancées sont réelles.
Tout d’abord, l’égalité entre hommes et femmes figure au plus haut niveau juridique. En effet, l’article I-2 du traité définit les valeurs de l’ Union. Ces valeurs ,qui viennent avant les objectifs et les libertés fondamentales dans la présentation et donc dans la hiérarchie, sont ainsi définies : » L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’ Etat de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux Etats membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».
Cette inclusion de l’égalité entre les hommes et les femmes dans l’article sur les valeurs communes a été obtenue après une bataille menée par le lobby européen des femmes puisqu’à l’origine elle ne devait figurer « que » dans les objectifs. Ainsi, l’égalité homme-femme est-elle une valeur fondatrice de l’Union au même titre que la justice ou la tolérance , cependant que l’égalité est placée entre la démocratie et l’état de droit.
Valeur fondamentale de l’Union, l’égalité homme-femme figure également à l’article I-3 parmi les objectifs . En effet, cet article qui se décompose en 5 points, dispose dans point 3 après la liberté, la sécurité et la justice et avant les relations avec le reste du monde , un paragraphe découpé en 4 objectifs .Le second, après le développement durable et avant la cohésion est ainsi rédigé : » Elle combat l’exclusion sociale et les discriminations, et promeut la justice et la protection sociales, l’égalité entre les femmes et les hommes , la solidarité entre les générations et les droits de l’enfant ». Ceci signifie que tout texte qui méconnaîtrait cet objectif pourrait être contesté devant les juridictions nationales et /ou communautaire par toute personne physique ou morale y ayant intérêt.
Enfin et peut-être surtout , la charte des droits fondamentaux intégrée dans la deuxième partie de la constitution, un article II-83 intitulé Egalité entre femmes et hommes ainsi rédigé : » L’égalité entre les femmes et les hommes doit être assurée dans tous les domaines, y compris en matière d’emploi, de travail et de rémunération .
Le principe d’égalité n’empêche pas le maintien ou l’adoption de mesures prévoyant des avantages en faveur du sexe sous-représenté. »
Cette rédaction est très novatrice. En effet, jusqu’à présent et depuis 1957, l’égalité économique était seule affirmée . L’extension du principe à tous les domaines ouvre de nouvelles voies en particulier au niveau du pouvoir politique et économique, mais également au niveau de la vie sociale .
Il s’agit donc d’un immense progrès qui nous apporte en tant que citoyennes européennes beaucoup plus que ce dont nous disposons en tant que citoyennes françaises. A titre d’exemple , la récente création de l’Observatoire des Risques médicaux , conseil qui compte 30 membres au sein duquel ne siège aucune femme. De même, la transposition de la directive sur l’égalité professionnelle, se fait très a minima, voire en retrait par rapport aux exigences communautaires.
Sans doute, la question de la discrimination positive est-elle très discutée et combattue par certaines femmes . La charte la rend possible et non obligatoire ; elle valide par exemple la loi sur la parité dont la compatibilité au regard du droit européen aurait pu être remise en cause dans le cas contraire. Ainsi, chaque Etat membre comme les institutions communautaires ont la possibilité de prévoir à titre transitoire ou non des dispositions destinées à favoriser le sexe sous-représenté …jusqu’à parvenir à l’égalité.
Ainsi, le projet constitutionnel apparaît-il comme une avancée sur le plan du principe d’égalité pris dans sa généralité. Constitue-t-il une menace pour des droits acquis ou le principe de laïcité ?
Le droit à l’avortement, tout d’abord, serait menacé par la reconnaissance du droit à la vie qui figure à l’article II-62 . Cette reconnaissance pourrait en effet remettre en cause le droit à l’avortement sous forme du droit du fœtus à la vie. Sur le plan des principes, un tel risque existe. Mais il est réduit comme il l’est en droit français ou conventionnel. En effet, le préambule de la Déclaration des droits de l’homme tel qu’il figure dans notre Constitution et la Convention européenne reconnaissent le même droit sous une formulation comparable. L’article 2-1 de la Convention précise : « le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. Or, la Cour de Cassation a opposé une fin de non-recevoir aux associations qui réclamaient la reconnaissance d’un droit à la vie de l’embryon. Par deux fois, et en dépit de conclusions contraires des avocats généraux, la Cour de cassation a confirmé sa position prise en l’espèce (voir paragraphe 22 ci-dessus) dans des arrêts des 29 juin 2001(Cass. Ass. Plén., Bull. no 165) et 25 juin 2002 (Cass.Crim.Bull. no 144).
La Cour européenne des Droits de l’Homme a pris la même position.parfaitement résumée dans l’arrêt V.o c.France. La Commission a reconnu, dans l’affaire Bruggeman et Scheuten c. République Fédérale d’Allemagne ( Rapport de la Commission, la qualité de victime à des femmes se plaignant, au regard de l’article 8 de la Convention, de la décision de la Cour constitutionnelle limitant le recours à l’interruption de grossesse. Elle a précisé à cette occasion « que l’on ne saurait dire que la grossesse relève uniquement du domaine de la vie privée. Lorsqu’une femme est enceinte, sa vie privée devient étroitement associée au foetus qui se développe » (p. 138, § 59). Toutefois, la Commission n’a pas estimé « nécessaire d’examiner, à ce propos, si l’enfant à naître doit être considéré comme une « vie » au sens de l’article 2 de la Convention, ou s’il doit être considéré comme une entité qui puisse, sur le plan de l’article 8 par. 2, justifier une ingérence pour la protection d’autrui » (p. 138, § 60). Elle a conclu à l’absence de violation de l’article 2. Dans sa décision X c. Royaume-Uni, (X. c. Royaume-Uni, no 8416/79, décision de la Commission du 13 mai 1980, la Commission s’est penchée sur la requête d’un mari qui se plaignait de l’autorisation accordée à sa femme en vue d’un avortement thérapeutique. Tout en considérant le père potentiel comme « victime » d’une violation du droit à la vie, elle a estimé, à propos du terme « toute personne », employé dans plusieurs articles de la Convention, qu’il ne pouvait s’appliquer avant la naissance tout en précisant qu’on « ne saurait exclure une telle application dans un cas rare, par exemple pour l’application de l’article 6 § 1 » (p. 259, § 7 et voir, pour une telle application sous l’angle de l’accès au tribunal, Reeve c. Royaume-Uni, no 24844/94, décision de la Commission du 30 novembre 1994, DR 79-B, p. 146). La Commission a ajouté que l’enfant à naître n’est pas une « personne » au vu de l’usage généralement attribué à ce terme et du contexte dans lequel il est employé dans la disposition conventionnelle. Quant au terme « vie »….« la vie du foetus est intimement liée à la vie de la femme qui le porte et ne saurait être considérée isolément. Si l’on devait déclarer que la portée de l’article 2 s’étend au foetus et que la protection accordée par cet article devait, en l’absence de limitations expresses, être considérée comme absolue, il faudrait en déduire qu’un avortement est interdit, même lorsque la poursuite de la grossesse mettrait gravement en danger la vie future de la mère. Cela signifierait que la vie à naître du foetus serait considérée comme plus précieuse que celle de la femme enceinte » (Ibidem, p. 261, § 19). Cette solution fut retenue par la Commission alors que, dès 1950, quasiment toutes les parties contractantes « autorisaient l’avortement lorsqu’il était nécessaire pour sauver la vie de la mère et que, depuis lors, les législations nationales sur l’interruption de grossesse ont eu tendance à se libéraliser » (Ibidem, p. 262, § 20).. Dans l’affaire H. c. Norvège (décision de la Commission du 19 mai 1992,) concernant un avortement non thérapeutique pratiqué contre la volonté du père, la Commission a ajouté que l’article 2 enjoint à l’Etat non seulement de s’abstenir de donner la mort intentionnellement mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie (pp. 180-181). Elle a estimé « n’avoir pas à décider du point de savoir si le foetus peut bénéficier d’une certaine protection au regard de la première phrase de l’article 2 », sans exclure que « dans certaines conditions, cela puisse être le cas, même s’il existe dans les Etats contractants des divergences considérables quant au point de savoir si et dans quelle mesure l’article 2 protège le droit de la vie de l’enfant à naître » (p. 181). Elle a par ailleurs relevé que, dans un domaine aussi délicat, les Etats doivent jouir d’un certain pouvoir discrétionnaire et a conclu que le choix de la mère, opéré conformément à la législation norvégienne, cadrait avec celui-ci (p. 182). La Cour n’a eu que peu d’occasions de se prononcer sur la question de l’application de l’article 2 au foetus. Dans l’arrêt Open Door and Dublin Well Woman,, le Gouvernement irlandais invoquait la protection de la vie de l’enfant à naître pour justifier sa législation relative à l’interdiction de diffuser des informations concernant l’interruption volontaire de grossesse pratiquée à l’étranger. Seule reçut une réponse la question de savoir si les restrictions à la liberté de communiquer ou de recevoir des informations en cause étaient nécessaires dans une société démocratique, au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, au « but légitime de protéger la morale, dont la défense en Irlande du droit à la vie constitue un aspect » (arrêt précité, § 63) car la Cour n’a pas considéré pertinent de déterminer « si la Convention garantit un droit à l’avortement ou si le droit à la vie, reconnu par l’article 2, vaut également pour le foetus » (arrêt précité, § 66). Récemment, dans des circonstances similaires à celles de l’affaire H. c. Norvège précitée, à propos de la décision d’une femme d’interrompre sa grossesse et de l’opposition du père à un tel acte, la Cour a fait valoir « qu’elle n’a pas à décider du point de savoir si le foetus peut bénéficier d’une protection au regard de la première phrase de l’article 2 telle qu’interprétée » par la jurisprudence relative aux obligations positives du devoir de protection de la vie car « à supposer même que dans certaines circonstances, le foetus puisse être considéré comme étant titulaire de droits protégés par l’article 2 de la Convention, (...)Enfin, dans l’arrêt Vo c .France ( req n°53924 /00), la Cour a jugé que (...), l’interruption de grossesse s’est effectuée conformément à l’article 5 de la loi no 194 de 1978 », celle-ci ménageant un juste équilibre entre les intérêts de la femme et la nécessité d’assurer la protection du foetus (Boso c. Italie (déc), no 50490/99, 5 septembre 2002). Dans ces conditions, la Cour a refusé de reconnaître une violation de l’article 2 à propos de la mort d’un fœtus.
Dès lors, on voit mal que la CJCE , si elle était saisie ,juge différemment .
Cette confiance se fonde également sur le fait que le préambule de la Déclaration des droits se réfère expressément à la Convention européenne des droits de l’Homme et à sa jurisprudence. En effet, le préambule de la charte , inséré en tête de la deuxième partie, précise : « la présente Charte réaffirme les droits qui résultent notamment des traditions constitutionnelles et des obligations internationales communes aux Etats membres, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, des Chartes sociales adoptées par l’Union et par le Conseil de l’Europe, ainsi que de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne et de la Cour européenne des Droits de l’Homme».
Il y a plus encore. L’article II-112 intitulé : portée et interprétation des principes, dispose dans son point 3 : » Dans la mesure où la présente Charte reconnaît des droits correspondant à des droits garantis par la CEDH, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite convention. »
Dans ces conditions, si l’obligation pour tous les Etats membres de reconnaître le droit à l’avortement n’existe effectivement pas- bien que du droit à la liberté ( article II-66) et du droit à l’intégrité physique et mentale (article II-63) pourrait être déduit un droit à l’avortement- on ne voit nullement en quoi le droit à l’avortement serait remis en cause là où il existe.
S’agissant du droit au divorce, il est vrai que la Charte ne reconnaît que le droit de se marier et de fonder une famille ( II-69)et non le droit de divorcer que certains pays ne reconnaissent pas encore. Mais, cette disposition est identique à celle qui figure dans la Convention européenne des Droits de l’Homme. Or, le droit au divorce n’a jamais été remis en cause devant la CEDH, alors qu’il n’est pas davantage reconnu par la Convention.
Ce droit n’a donc aucune raison d’être mis en cause sur la base de la Charte et ce d’autant plus que deux raisons s’ajoutent à la précédente. Tout d’abord, dans le cadre de l’interprétation de la Charte, il est expressément fait référence aux traditions constitutionnelles des Etats membres. Or , l’immense majorité des Etats membres reconnaît le droit de divorcer.
Ensuite, l’article II-111 précise que les dispositions de la Charte s’adressent aux institutions communautaires et aux Etats membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union..
L’article suivant précise que la Charte n’étend pas le champ d’application du droit de l’union et ne crée aucune tâche ou compétence nouvelle pour l’Union. Dans ces conditions, les droits nationaux régissant le divorce ne sont pas directement concernés par la Charte.
Enfin, de l’égalité homme-femme se déduit la non –constitutionnalité de la répudiation et de tout système inégalitaire pour les femmes.
Reste la dernière question, celle de la laïcité, question essentielle qui va bien évidemment au delà de la loi sur les signes religieux à l’école. Certains se sont interrogés sur les conséquences de l’article II-70 qui reconnaît « la liberté de manifester sa religion en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. » La rédaction de l’article 9 point 1 de la convention européenne est identique .Toutefois figure un deuxième paragraphe ainsi rédigé : »La liberté de manifester sa religion ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles, qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé, ou de la morale publics, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Ce deuxième paragraphe est très important car c’est sur son fondement que repose la jurisprudence de la CEDH qui valide les lois sur la laïcité et en particulier qui a reconnu le bien-fondé de la loi turque interdisant le port du voile islamique. ( CEDH 29 juin 2004 Leyla Sahyn c.Turquie req 44774/98). En effet, la CEDH se montre très ferme sur les le socle démocratique, égalitaire et laïc des Droits. Elle a ainsi admis l’interdiction du voile dans les services publics, la mise à la retraite d’office de militaires ayant adhéré à un parti islamiste. Plus récemment, elle a validé la dissolution d’un parti islamiste, rappelant que la Charia était « difficilement compatible avec les principes fondamentaux de la démocratie », et qu’ un système multijuridique introduisant une discrimination et faisant prévaloir dans la sphère publique les règles religieuses sur les règles étatiques, était contraire à la Convention. De manière générale, la Cour rappelle que dans une société démocratique, où plusieurs religions coexistent, il peut être nécessaire d’assortir la liberté de l’exercice de la religion, de limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun. Enfin, l’arrêt du 29 juin 2004 reconnaît expressément la compatibilité de l’interdiction du port du voile avec les règles démocratiques en ajoutant aux principes sus-rappelés celui de l’égalité homme femme qui permet de mesurer l’évolution démocratique d’une société. En effet, cette jurisprudence bien fixée reconnaît que les principes de la charia sont incompatibles avec la Convention européenne et que l’interdiction du port du voile est une restriction justifiée par le principe d’égalité femmes-hommes et l’ordre public.
Tel est l’état du droit. La limitation au port du voile n’est pas en soi contraire à la Convention ; au contraire, les Etats ont » l’obligation positive d’assurer à toute personne …de bénéficier pleinement et sans pouvoir y renoncer à l’avance des droits et libertés garantis par la Convention »
Sans doute, l’article II-70 ne comporte pas de deuxième paragraphe. Mais, cette circonstance est sans incidence juridique dans la mesure où l’article II-112 intitulé : portée et interprétation des droits et des principes et qui s’applique à tous les articles de la Charte dispose : »Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’ Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui ». Or, l’égalité homme-femme est un objectif de l’Union ; de plus, le paragraphe de l’arrêt de la cour relatif aux limitations permettant d’assurer le respect de la liberté de chacun est parfaitement transposable.
Enfin, les développements qui précèdent à propos du droit à l’avortement ,sur le rôle de la jurisprudence de la CEDH, sont bien évidemment transposables.
En conséquence, la Constitution ne fait pas planer davantage de menaces sur la laïcité que la Convention européenne des Droits de l’Homme.
Au terme de ces longs développements, il faut retenir deux points essentiels. D’une part, la reconnaissance de l’égalité des droits progresse grâce à l’extension du principe à tous les domaines. D’autre part, la rédaction de la convention est généralement identique ou très proche de la Convention européenne .Or , la jurisprudence de la CEDH , favorable aux droits des femmes est applicable, d’après les termes même de la Convention à l’interprétation de la Charte. Ainsi, même si on peut regrette que le droit au divorce et à l’avortement ne soit pas expressément reconnu, il n’est juridiquement possible d’en déduire comme l’ont fait certains que ces droits pouvaient être remis en cause du fait de la Constitution. Enfin, lorsque , nous Françaises, nous comparons notre situation à celles de nos concitoyennes européennes, en particulier sur le plan de l’exercice du pouvoir, nous avons tout à gagner du renforcement de l’Europe.
Corinne Lepage
Présidente de CAP21
Ancienne Ministre
Professeur à l’Institut d’Etudes Politiques