Cercle
d'Etude de Réformes Féministes
Face aux obscurantismes (l'islamiste et les autres) : le Devoir de Liberté
INTERVIEW
DE PINAR HUKUM
ASSOCIATION
ELELE
C.E.R.F : Pouvez vous nous présenter l'association ELELE, et vous présenter ?
Pinar
Hukum :
ELELE est une association turque dont le nom signifie "main dans la main".
ELELE n'est pas une association de femmes, mais les femmes y sont majoritaires, de là vient l'attention de l'association aux droits des femmes.
ELELE a des actions générales : permanences juridiques, formation, actions culturelles.
En direction des femmes, elle réalise des actions d'accompagnement, de prise de conscience de leurs droits. ELELE a publié une brochure sur la violence. Elle organise des groupes de réflexions, des réunions de femmes tous les mois autour d'un thème, des sorties en groupe (qui permettent aux femmes d'obtenir plus facilement l'accord de leurs maris). ELELE réalise un programme concernant l'éducation de l'enfant qui a aussi pour objet d'aider les femmes à s'affirmer et à défendre leurs droits.
Personnellement, je suis arrivée en France en 1973, j'ai une formation de psychologue, et je fais partie de l'association depuis sa création en 1984.
C : Que pensez vous de la progression de l'islamisme, ou islam radical en Turquie ?
PH:
On peut l'appeler islam politique. La Turquie est laïque par sa constitution depuis 1925. C'est un pays de culture musulman mais où il n'y a pas de religion d'Etat. En 1934, les femmes votaient, ce qui fut acquis grâce aux luttes des féministes. Donc pour nous il est dur d'accepter le retour de l'islam politique. Celui ci n'est pas une affaire de croyance : il s'agit de mouvements politiques, d'organisations.
En Turquie il est interdit de porter le voile dans l'administration, il est interdit aux élèves de le porter. En France, pour assister aux cours de turcs donnés par des professeurs turcs envoyés par la Turquie, dans le cadre de l'enseignement des langues d'origines, les élèves qui sont voilées dans les autres classes, sont obligées d'enlever leur voile ...
Les parents turcs qui ont fait appel aux tribunaux en France, disent qu'en Turquie, c'est parce que les droits de l'homme ne sont pas respectés, que les filles, là bas ne peuvent pas porter le voile.
En Turquie, pendant une période, les mouvement islamistes étaient soutenus par l'Etat. Ils étaient aussi subventionnés par l'extérieur, par exemple l'Arabie Saoudite. La Turquie a connu des attentats. Une partie de ces mouvements se sont organisés en Europe, en Allemagne notamment. en particulier le mouvement MILLI GORUS, dont est issu le premier ministre turc actuel. Certains députés islamistes élus récemment en Turquie ont été formés en Europe et aux USA. Ces mouvements ont beaucoup d'argent, parce qu'il y a une économie islamique. Ils aident les familles, il a été constaté aussi que les femmes ont été payées pour se voiler... Le plus radical, dont le chef est Kaplan ( ce qui signifie le "tigre") a été interdit en Allemagne, les femmes de ce mouvement s'habillent d'un drap marron foncé, on ne voit que leurs yeux.
Actuellement en Turquie, le parti islamique au pouvoir joue le jeu de la démocratie, il ne parle plus de charia.
L'islam politique s'est implanté en Europe dans l'immigration, sur fond de déracinement. La majorité de l'immigration turque est d'origine rurale, et n'avait pratiquement aucun bagage culturel, uniquement des traditions villageoises. Ces immigrés ont fait de la religion leur culture. Quand les femmes retournent dans leurs villages, les villageois disent "elles sont restées 50 ans en arrière alors que ici on bouge", elles sont même revenues plus de 50 ans en arrière...
Les hommes sont organisés, autour d'imams envoyés par le pays. En effet, en Turquie les imams sont payés par l'Etat, c'est une laïcité relative. Parfois ces imams eux mêmes sont récupérés par les islamistes. De toute façon, ils ne prêchent pas les droits des femmes.
C : Concernant les droits des femmes : quelle évolution voyez vous ces dernières années en Turquie et dans l'immigration turque en France ?
PH:
En France, il n'y a pas trop d'évolution, alors qu'en Turquie, la lutte continue. Par exemple, en France quand les filles arrivent à l'âge du mariage, nombre de familles sont pour un mariage traditionnel, arrangé, alors qu'il est en disparition en Turquie. Il y a pas mal d'associations féministes en Turquie, beaucoup de femmes kémalistes, et des féministes de gauche.
Il y a un an le code de la famille a été réformé : le mari n'est plus le chef de famille, il y a des contrats de mariage. Le code pénal a été modifié pour réduire les circonstances atténuantes du viol et des violences conjugales. Mais il y a un décalage très important entre la ruralité et les zones urbaines, et dans les villes tout dépend du niveau d'éducation de la femme, les femmes avec un bon niveau d'éducation se protègent mieux.
Les lois n'ont parfois aucune influence sur les traditions. Par exemple, on rencontre encore la pratique des crimes d'honneur, on jette les femmes sous le tracteur devant tout le village et quand la police arrive, personne ne dit rien. La récente loi de la protection de la famille permet l'éloignement d'un membre de la famille violent du domicile pendant six mois, mais très peu de femmes utilisent cette loi.
La tradition a du poids, elle est en partie liée à l'islam. Les turcs en tant qu'ethnie, viennent du nord de la Mongolie. Les turcs se sont convertis au XI eme siècle. En Asie centrale ils étaient chamanistes, il y avait même des sociétés matriarcales. Les voyageurs racontent dans leurs récits qu'au XV eme siècle, les femmes se promenaient sans voile dans les rues d'Anatolie. Je pense que la femme turque a perdu, avec l'islam, la place qu'elle occupait dans les sociétés préislamiques turques.
La montée de l'islam politique a lieu dans les bidonvilles d'Istanbul, il était lié comme ici à un problème d'immigration, d'identité, de perte de repères, et à la possibilité de récupération par des gens qui ont de l'argent, qui proposent autre chose. Dans un pays où il n'y a pas de système social, les militants de l'islam politique deviennent des assistants sociaux.
C : Quels sont les rapports entre Islam et identité turque ?
PH :
En Turquie, il n'y a pas d'identité islamique, c'est un état nation, l'identité est l'identité nationale. Il y a plusieurs religions reconnues. Les chrétiens, divisés en plusieurs églises, les juifs. Ils sont considérés comme des minorités. Depuis les crises économiques, l'islam est remonté, à cause de la faiblesse de l'Etat.
Dans l'immigration d'origine, l'islam est devenu une identité, à cause de l'isolement, du manque de culture, parce que l'on n'a rien proposé d'autre ici... En Turquie, tout le monde souhaite que les enfants soit éduqués en Europe, alors qu'ici les turcs ont peur que les enfants aillent a l'école et perdent leur identité en devenant français. Mais ils n'ont pas d'idée sur l'identité. Ils ne veulent pas que les filles sortent, mais c'est un non sens : si être turc signifie que les femmes ne sortent pas alors en Turquie il y a déjà beaucoup de femmes francisées ...
Les Turcs ne sont pas venus avec l'idée de rester, mais aujourd'hui il s ne peuvent plus revenir au moins jusqu'à la retraite. Ils ne connaissent même pas l'histoire turque. Certains prennent la nationalité française pour des raisons pratiques, mais ils n'ont pas d'idée précise sur ce qu'est "être français".
Pour Turcs qui ne viennent pas de zones rurales, c'est très différent. Quand je suis arrivée, je ne me suis pas sentie dépaysée : en dehors du problème de la langue, ce n'était pas différent de chez moi ...
On peut encore distinguer dans les populations turques, les croyants peu pratiquants qui deviennent très pratiquants, et ceux qui font partie de mouvements politiques, revendicatifs.
Aujourd'hui on constate que dans les mouvements politiques, il y a des femmes militantes, éduquées et dont on privilégie l'éducation pour faciliter l'adhésion à ces mouvements. On signifie par là que l'on peut laisser éduquer les filles, tant qu'elles sont voilées, on leur permet d'être éduquées à condition d'être voilées. Dans l'organisation des jeunes musulmans, les filles ont leur place, elles restent entre filles mais elles ont leur place dans le mouvement, alors que dans d'autres associations, non islamistes, les femmes ne peuvent pas rentrer.
C : Face à l'islamisme que devons nous faire ?
PH :
Il faut dire que le foulard est interdit à l'école, dans la fonction publique, et même ailleurs.
Il y a très peu de filles qui le portent par croyance, c'est surtout à cause des parents, ou bien elle finit par croire parce qu'elle n'a pas d'autre alternative.
Si on distingue la croyance de l'islam politique, cela ne peut être qu'avantageux pour la religion : cela permettra qu'elle soit mieux perçue, l'image de l'islam sera plus positive.
L'enseignement des cultures des pays d'origine, peut être un bien, s'il est bien fait : aujourd'hui la Turquie envoie des enseignants qui ont bac plus quatre et une formation à la culture française.
En France, il y a surtout beaucoup à faire contre l'exclusion, car c'est sur ce terrain que les islamistes font un travail de récupération.
Il faut aussi que la France règle son problème historique avec le Maghreb : les uns doivent se dire "on n'est plus victime, on passe à autre chose" et les autres doivent se dire "la colonisation on l'a faite, il faut en assumer les conséquences", il ne faut plus être craintif par rapport à cette question.
C : comment considérez vous le voile par rapport à la question de la laïcité et de l'égalité.
PH :
Le voile est avant tout le symbole de l'inégalité de la femme.
Qu'on ne me dise pas que dans l'islam la place de la femme est l'égale de l'homme : il faut le témoignage de deux femmes pour celui d'un homme, la part de la femme est moindre dans l'héritage. Si le paradis musulman est peuplé de femmes, les houris, qui attendent les hommes ...
Le foulard symbolise le frein mis à la liberté des femmes, il signifie que la femme ne peut disposer de son corps.
Les Etats doivent combattre les traditions inégalitaires. Lorsque les traditions n'évoluent pas pour les femmes, c'est toute la société qui n'évolue pas. En Turquie on cherche à concilier tradition et modernité, mais les réformes échouent toujours, elles sont condamnées par les religieux.
L'argument de fonds d'égalité est beaucoup plus universel que l'argument de laïcité : les islamistes peuvent dire que le voile se porte dans les pays non laïcs, alors qu'en fonction de l'argument de l'égalité, on peut leur dire que l'on refuse les symboles d'inégalité.
La liberté s'arrête là où commence la liberté de l'autre.