Cercle d'Etude de Réformes Féministes

 

Face aux obscurantismes (l'islamiste et les autres) : le Devoir de Liberté

 

 

MORAD EL HATTAB

 

 

 

LE VOILE COMME CLÔTURE IDENDITAIRE[1]

 

 

Il en est de cette question du voile comme de ces bateaux sur lesquels nous ne pourrions pas ne pas nous embarquer mais dont nous voudrions éprouver la solidité "en cours de route", alors qu'il ne serait plus en notre pouvoir de revenir à "la terre ferme". Mais derrière le port du voile se pose une question cruciale: celle des références de la pensée et des sources du pouvoir.

D'abord, il est à noter que le voile n'est pas du tout islamique. Sa première mention juridique remonte aux lois assyriennes (tablette A, 40) du roi Téglat-Phalazar 1' (1115-1077 av. J.-C.) soit 1700 ans avant le Prophète Mohamed (Salut et Bénédiction d'Allah sur Lui) ! Comment ne pas évoquer cette charmante histoire, rapportée par Eva de Vitray-Meyerovitch, islamologue réputée, qui montre bien qu'au temps du Prophète (SBL), les femmes n'étaient pas voilées: Vers la fin de sa vie, le Prophète (SBL) marchait avec un jeune compagnon lorsqu'une jeune fille l'a arrêté en lui disant: « Ô envoyé de Dieu ! Mon père est très âgé et il aurait tellement voulu faire le pèlerinage. Est-ce que je peux le faire à sa place ? » Le Prophète (SBL) lui a donné la permission, puis il s'est tourné vers son compagnon, qui devait avoir 17 ou 18 ans, et il lui a demandé : « Est-ce que tu crois que c'est vraiment le moment de regarder le visage des jolies filles ? »

Musulman de religion, je respecte mes coreligionnaires qui, en toute conscience, décident de se voiler. Lecteur assidu du Coran, texte révélé et révéré par tous les musulmans, je reconnais que des versets prescrivent de manière incontestable le port du voile mais ces prescriptions ne sont que de simples recommandations non assorties de la moindre coercition, il n'est pas écrit dans le Coran qu'il garantit l'accès au paradis à celles qui le porte ! Historiquement, le voile - le hidjab - a été institué après l'agression subie par une femme musulmane de Médine. C'est pourquoi le Coran en recommande seulement l'usage pour les femmes du Prophète (SBL) et les nouvelles croyantes, afin qu'elles soient distinguées des non converties, conformément au verset 59 de la sourate 23 : « Ô Prophète ! Dis à tes épouses, à tes filles et aux femmes des croyants de serrer sur elle leur voile. C'est le plus simple moyen pour qu'elles soient reconnues et point offensées. » Serait-il ainsi circonscrit dans le temps ? Rappelons qu'au sujet du voile lui-même aucune description n'est faite dans le Coran. Pour preuve, le verset 32 de la sourate 24 qui stipule: « Dis aux Croyantes de baisser leurs regards, d'être chastes, de ne montrer de leurs atours que ce qui en paraît. Qu'elles rabattent leurs voiles sur leur gorge. » - mais ce dernier mot, jouyoub, désigne le décolleté !

A ce jour, la question du voile reste ouverte puisque sa description, sa signification et même son appellation varie d'une région à l'autre. Alors de quel voile s'agit-il et comment le définir se demandent encore exégètes et oulémas ? D'ailleurs, j'espère que le récent Conseil Français du Culte Musulman, présidé par le Docteur Dalil Boubakeur, aura l'intelligence de réunir un groupe de théologiens et de juristes, comme cela se faisait à Bagdad au temps du Califat, pour statuer et se prononcer publiquement sur l'affaire du voile.

Même si le voile a ses défenseurs attitrés - ce qui ne veut pas dire légitimes - il procède souvent, lorsque ces irréductibles sont des femmes, d'une volonté de résistance à l'acculturation occidentale et d'une construction identitaire dans la différence, mais pour les hommes, c'est une manière de conforter une logique patriarcale, voire misogyne, et de justifier les discriminations sexuelles, en somme, pour reprendre la formulation de Malek Chebel : « un surplus de morale qui inhibe complètement les amants. »

Pourtant comme le rappelle Fatima Mernissi dans son essai intitulé "Le Harem politique" « Le dieu musulman est le seul dieu monothéiste à avoir choisi un prophète qui réfléchit tout haut sur la sexualité et le désir. » Malheureusement, la résurgence d'une interprétation puritaine et rigoriste du voile nous éloigne de cet imaginaire amoureux d'une fabuleuse richesse où il n'y a de relation que dans l'acceptation que l'Autre est moi. D'ailleurs, le contrôle de la sexualité des femmes, encore en vigueur dans beaucoup de pays musulmans, s'intègrent dans des stratégies claniques de domination et dans le code de l'honneur.

Mais le plus surprenant est de constater que même dans un pays laïque comme la France, la principale préoccupation des tenants du voile est d'instituer le droit au voile comme une revendication identitaire ou un pacte social immuable alors que la Constitution républicaine reconnaît des citoyens et non des communautés ! Notons que cette interprétation réactionnaire et obscurantiste privera à terme la femme musulmane d'un espace public, voire même d'enseignement alors qu'un hadith du Prophète (SBL) stipule que: « Le savoir est une obligation pour tout musulman et toute musulmane. » C'est pourquoi je suis favorable à une loi qui fasse tomber le voile sans l'arracher, à une loi qui interdise le port du voile à l'école car je reste persuadé que le droit à la différence conduit irrémédiablement à la différence des droits ! Pire, il en va même de l'interprétation de la culture: soit elle reste une pensée de la liberté, soit elle devient une idéologie de la servitude.

L'idée d'un voile identitaire est une de ces questions qui précisément nous contraint parce qu'elle se définit comme un acte qui pose l'existence, la pensée et la représentation d'un être. Mais avoir une idée de l'identité se situe dans l'horizon indépassable d'une méditation de l'effet sur sa cause ; et c'est sur ce point "crucial" que l'idée d'un voile identitaire fait problème. En définitive, les défenseurs du port du voile nous disent: « sans le voile, il n'y a rien; avec le voile, il y a quelque chose. » Or ce passage du néant à l'être n'est-il pas une notion contradictoire, puisqu'il suppose que ce qui n'existe pas peut cependant changer d'état et que, comme le définit Rousseau, « rien devient quelque chose » ?

Nul n'est dupe qu'un voile définit comme clôture identitaire entraînera un refus progressif de la norme universel pour une culture immobile et figée. Pire, cet intégrisme "éclairé" amplifiera à l'encontre des femmes le déni des droits les plus fondamentaux. Tous les musulmans s'accordent pour dire que seul l'intégrisme réduit l'islam à l'état de barbarie et fige ouvertement le statut de la femme musulmane dans une identité disqualifiante qui prône son enfermement domestique, et où l'obligation du port du voile n'est qu'un appendice. N'oublions pas que la priorité des intégristes est d'asseoir leur rôle de "magistrat privé" pour reprendre la jolie expression de Jean Bodin afin d'affirmer leur autorité pleine et entière au sein de leur "maison".

Chaque jour, je ne peux m'empêcher de penser qu'un intégriste, indépendamment de sa religion est peut-être avant tout un homme qui n'a lu ni Descartes ni Lévinas et qui serait bien inspiré de le faire et même, ce qui est plus difficile, de comprendre ces deux auteurs. Car l'appellation même d'intégriste résume parfaitement ce malentendu dont toute la philosophie cartésienne consiste peut-être uniquement à l'éviter, soit pour reprendre le titre d'un livre d'Emmanuel Lévinas, la confusion entre "Totalité et Infini". Dieu n'est pas Tout, il est Infini, c'est-à-dire Autre. Ce n'est pas dans la réduction brutale et violente de l'autre au même, de la diversité à l'unité, de la différence à la totalité que je me conformerai à l'être de Dieu. Comment un Dieu qui est Autre pourrait-il d'ailleurs m'intimer l'ordre de me conformer, c'est-à-dire de me rendre même ? Mais c'est plutôt dans la reconnaissance de l'Autre et de soi-même comme un Autre, celle que je fais tout simplement par la rencontre de son visage et non pas par un idéal devoir de martyr, qu'il nous est peut-être donné de nous rapprocher le plus de cette idée de Dieu. Probablement les intégristes de Kaboul et d'ailleurs ne seraient-ils pas aussi pressés de voiler la figure de leur femme s'ils n'étaient pas très confusément sensibles à leurs propres contradictions et à ce scandale de la raison qui y éclate, à savoir, que ce qui rayonne au travers des traits de leur visage, c'est Dieu même.

 

Morad EL HATTAB,

écrivain, musulman,

 

 

 

 

Son livre : « Chroniques d'un buveur de lune - Essais sur le mal et l'amour »,

préfacé par le Pr. Raphaël Draï, paraîtra en novembre 2003 aux éditions Jacques-Marie Laffont

(pour réservation, écrire à : JML Editeur- 29bis Bd du Parc- 92 200 Neuilly/Seine).

 

« Le charme d'une personne lui vient de sa capacité à se démarquer de toute qualification, de toute compréhension, de tout ancrage ... »

 



[1] Cet article est paru également dans la revue "Cités" de septembre 2003.